La fleur et l’assassin

Une histoire vraie, lugubre et belle à la fois, écrite par Victor Hugo. Elle m’a tant surprise que j’ai voulu la partager avec vous :

« Toute prison a un prisonnier qu’on appelle le dessinateur (…)  et pour être dessinateur, est-il besoin de savoir le dessin ? Nullement. Un bout de banc pour s’asseoir, un coin de mur pour s’adosser, un crayon de mine de plomb, un carton lié avec de la tresse, une petite hampe avec une aiguille pour pointe, un peu d’encre de Chine ou de sépia, un peu de bleu de Prusse et un peu de vermillon dans trois vieilles cuillers de hêtre fêlées, voilà le nécessaire ; savoir dessiner est le superflu. Les voleurs aiment les enluminures comme les enfants, et le tatouage comme les sauvages. Le dessinateur, au moyen de ses trois cuillers, satisfait au premier de ces besoins, et, au moyen de son aiguille, au second. On le paye avec une « gobette » de vin.

Or il arrive ceci : Tels ou tels prisonniers manquent de tout, ou simplement veulent vivre plus à l’aise. Ils font groupe, viennent trouver le dessinateur, lui offrent leur quart ou leur gamelle, lui apportent une feuille de papier, et lui commandent un bouquet. Il doit y avoir dans le bouquet autant de fleurs qu’il y a de prisonniers dans le groupe. S’ils sont trois, il y a trois fleurs. Chaque fleur est accostée d’un numéro, ou, si on l’aime mieux, ornée d’un chiffre, qui est le chiffre d’écrou du prisonnier. Le bouquet fait, grâce à ces insaisissables correspondances de prison à prison qu’aucune police ne peut empêcher, ils l’envoient à Saint-Lazare. Saint-Lazare est la prison des femmes, et, là où il y a des femmes, il y a de la pitié. Le bouquet circule de main en main parmi les malheureuses que la police détient administrativement à Saint-Lazare ; et, au bout de quelques jours, l’infaillible poste aux lettres secrètes fait savoir à ceux qui l’ont envoyé que Palmyre a choisi la tubéreuse, que Fanny a préféré l’azalée, et que Séraphine a adopté le géranium.(…)

A dater de ce jour, ces trois bandits ont trois servantes qui sont Palmyre, Fanny et Séraphine.

Les détentions administratives sont relativement courtes. Ces femmes sortent de prison avant ces hommes. Et que font-elles ? elles les nourrissent. En style noble : providences ; en style énergique : vaches à lait. La pitié s’est faite amour. Le cœur féminin a de ces greffes sombres. Ces femmes disent : Je suis mariée. Elles sont mariées en effet. Par qui ? par la fleur. Avec qui ? avec l’abîme. Elles sont les fiancées de l’inconnu. (…). Est-il jeune ? est-il vieux ? est-il beau ? est-il laid ? Elle n’en sait rien. Elle l’ignore. Elle l’adore. Et c’est parce qu’elle ne le connaît pas qu’elle l’aime. L’idolâtrie naît du mystère. (…) ; pauvre pour elle-même, elle est riche pour lui ; elle comble ce fumier de délicatesses. Elle lui est fidèle de toute la fidélité qu’elle peut encore avoir. (…) Une fleur a fait tout cela. (…) Une prostituée aime un voleur à travers un lys. (…). Elle n’a pas vu son visage, elle ne sait pas son nom ; elle le rêve dans la senteur de cette fleur. (…)

Et une légende est née.

 C’était peu après l’assassinat du changeur Joseph. Un bouquet fut envoyé de la Force à une prison de femmes, Saint-Lazare ou les Madelonnettes. Il y avait dans ce bouquet un lilas blanc qu’une des prisonnières choisit. Un ou deux mois s’écoulèrent ; cette femme sortit de prison. Elle était profondément éprise, à travers le lilas blanc, du maître inconnu qu’elle s’était donné. Elle commença envers lui son étrange fonction de sœur, de mère, d’épouse mystique, ignorant son nom, sachant seulement son chiffre d’écrou. Toutes ces misérables économies, religieusement déposées au greffe, allaient à cet homme. Afin de mieux se fiancer à lui, elle avait profité du printemps qui était venu pour cueillir dans les champs un vrai lilas blanc. Cette branche de lilas, attachée par un ruban bleu-ciel au chevet de son lit, y faisait pendant au rameau de buis bénit qui ne manque jamais à ces pauvres alcôves désolées. Le lilas sécha ainsi. Cette femme avait, comme tout Paris, entendu parler de l’affaire du Palais-Royal et des deux italiens, Malagutti et Ratta, arrêtés pour le meurtre du changeur. Elle songeait peu à cette tragédie qui ne la regardait point, et vivait dans son lilas blanc. Ce lilas résumait tout pour elle, et elle ne pensait qu’à faire vis-à-vis de lui « son devoir ». Un jour, par un beau soleil, elle était dans sa chambre et cousait on ne sait quelle nippe pour sa triste toilette du soir. De temps en temps, elle tournait les yeux, et regardait le lilas. Dans un de ces instants-là, comme sa prunelle était fixée sur la petite grappe blanche fanée, elle entendit sonner quatre heures. Alors elle vit une chose étrange. Une sorte de perle rouge sortit de l’extrémité inférieure de la branche de lilas desséchée, grossit lentement, se détacha, et tomba sur le drap blanc du lit. C’était une goutte de sang.

Ce jour-là, à cette heure-là même, on venait d’exécuter Ratta et Malagutti.

Il était évident que le lilas blanc était l’un des deux. Mais lequel ? La malheureuse eut une commotion cérébrale où sa raison se perdit ; elle dut être enfermée à la Salpêtrière. Elle y est morte. Elle répétait sans cesse : Je suis madame Ratta-Malagutti.»

Victor Hugo.

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