Le message jeté

1944. Une histoire inspirée d’un fait réel.

 

La côte est raide. Trop raide. Mathieu descend de son vélo et le pousse. Il avance, grimpe aussi vite que ses petites jambes le lui permettent. Il peine, souffle, ne s’arrête pas. Arrivé au sommet, Mathieu inspecte la plaine et la ligne de chemin de fer qui la traverse d’est en ouest.

Rien à l’horizon : ni soldat ni train. Pas même les wagons à bestiaux qui passent souvent ces derniers temps. Il l’a dit à table ce midi, mais son père a répondu que c’était comme ça.

Il jette un dernier coup d’œil sur la route, enfourche son vélo et se laisse glisser dans la grande descente. Roue libre. Il adore. Il prend de la vitesse. Les arbres défilent. Il se sent libre, léger, rapide. Christophe doit l’attendre. Il va lui faire l’arrêt qui le rend dingue de jalousie. Après le virage, il le voit sur le bas-côté. Mathieu jubile et, arrivé devant lui, il freine net, se cabre comme un cheval et retombe devant les pieds de son copain qui recule par réflexe. Mathieu sourit, Christophe marmonne et monte sur son vélo ou plutôt sur celui de son père. Sans un mot de plus, il prend la route qui mène au bois.  Mathieu le suit, ravi de l’arrêt qu’il a particulièrement réussi.

Ils pédalent, comme pédalent deux enfants à travers la campagne : ils rivalisent de vitesse, se défient, se poussent, rigolent… De temps en temps, Mathieu regarde derrière lui. Des champs jaunis par le blé et une ferme qui paraît de plus en plus petite. Au croisement, Christophe bifurque vers la droite, vers le chemin de débardage. Ils traversent la forêt.

            A la lisière, que longe la voie de chemin de fer, ils abandonnent leur bicyclette et avancent vers le ballast. Ils regardent à droite, à gauche, écoutent. Rien. Ils enjambent le rail, marchent sur une traverse pour rejoindre l’autre partie de la forêt…

Un bruit.

Les deux visages se tournent. Un train ?

Panique. De quel côté s’enfuir ? Ils se précipitent et se laissent tomber près de leurs vélos. La locomotive surgit. Leurs cœurs battent fort. Des wagons à bestiaux passent, les dépassent, s’éloignent, ne forment plus qu’une masse, une tache, un point….

Ils se lèvent, se mettent à courir, à se bousculer. Quelque chose s’est envolé d’un wagon. Ils l’ont vu tous les deux. « Là ! » Ils se précipitent et Mathieu le ramasse en premier.

            — C’est quoi ?

            — Un ticket de métro. Mon père m’en a déjà ramené. Ça vient de Paris.

            — Regarde ! y a écrit quequ’chose. Donne ! »

            Mathieu évite la main de Christophe qui veut lui prendre le ticket. Il essaie de lire. L’écriture, petite et serrée, ne lui facilite pas la tâche. Il fronce les sourcils et au fur et à mesure qu’il décrypte, ses lèvres se séparent, sa bouche s’ouvre, s’agrandit, sa main tombe. Ses yeux se lèvent, se tournent vers l’est, la direction qu’a suivie le train.

Aucun son.

Christophe prend le ticket et découvre, à son tour, le message écrit pour une certaine Rachel.

            — Y a une adresse de l’autre côté, t’as vu ? murmure Christophe.

            — Tu y crois ?

            — A quoi ?

            — A c’qui est écrit ?

            — Non ! c’est des animaux qu’on met dedans. Pas des hommes.

            — Alors, c’est une blague ?

            — Ouais!

            — Et si c’était vrai ?

            — Ça peut pas être vrai !

            — Christophe…

            — Quoi ?

            — Les abattoirs… c’est dans l’autre sens…

            La bouche de Christophe s’ouvre, sa tête se tourne vers l’est comme pour y trouver une explication.  Mathieu reprend le ticket, le met dans sa poche. Christophe se baisse et attrape son guidon. Mathieu l’imite.

En silence, les deux garçons remontent sur leur vélo et traversent la forêt en sens inverse jusqu’à la route. Ils roulent. Ils se suivent. Ils ne remarquent ni la buse ni le campagnol. Avant le virage, Mathieu salue d’un geste Christophe et prend de l’élan pour la montée.

« Cache-toi ! fuis !»

.Les mots lus résonnent dans sa tête. Il accélère, mais la  côte devient raide. Alors, il descend du vélo et le pousse.

« je suis avec les enfants… »

Au sommet, il ne s’arrête pas, ne regarde pas la voie de chemin de fer. Il fonce dans la descente.

«  entassé … »

Il a hâte de rentrer chez lui, de se réfugier dans sa chambre. Il ne dira rien à son père, il n’avait pas le droit de s’aventurer hors du village. De toute façon, il ne sortira plus. Il a trop peur, trop peur d’être attrapé à son tour, puis tassé dans un wagon avec cent autres personnes…,

(nouvelle primée, éditions L’iroli 2008, sous le titre : un ticket de métro)

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2 commentaires

    • Merci beaucoup pour ce commentaire. Il est certain que face à cette situation, diverses réactions ont dû émerger.Si certains n’y ont pas cru, d’autres ont baissé les yeux. Cependant, on doit reconnaître que la peur s’est problement insinuée dans chaque foyer. Et ce genre d’émotion a le pouvoir de paralyser la raison et de faire naître la lâcheté. Heureusemnt, pas chez tout le monde.

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