L’enlumineur au Moyen Âge, un homme aux mains liées

Au Moyen Âge, la culture de l’image rivalise avec la nôtre, mais l’artiste est contraint d’obéir et de se soumettre aux exigences de son commanditaire, son époque et de son pays. L’enlumineur devra donc attendre avant de pouvoir s’exprimer librement, dans les marges des manuscrits…

Qui est enlumineur ?

Hexaméron, Bibliothèque municipale d’Amiens

En Occident, du VIe au XIIe, une page décorée ou non d’un manuscrit est une activité monastique. En effet, chaque monastère dispose d’un scriptorium où sont reproduits, illustrés et parfois entreposés, livres et archives. Au Moyen-âge, l’enlumineur est donc souvent un moine copiste.

Puis, dès l’époque carolingienne, une séparation s’opère entre les tâches du scriptor qui calligraphie le texte et celles du pictor, notre enlumineur. Par contre, la signature du peintre n’apparaîtra pas, contrairement à la marque du copiste, laissée dans la note finale de l’ouvrage. (1)

Des ateliers de peinture

Toujours à l’époque carolingienne, les ouvrages illustrés se développent et acquièrent même un rôle politique. Symboles de puissance de celui qui les commande, ces livres, considérés comme des joyaux, servent aussi à récompenser ou à s’attacher une fidélité.

Giovanni Colonna, Mare historiarum
Crédit : BNF

Puis, plus tard, à partir du XIIe, l’apparition de riches laïcs, clientèle nouvelle, entraîne un changement. Désormais, un maître dirige une équipe de peintres qui illuminent les manuscrits dans son atelier. Celui qui désire devenir enlumineur doit alors en choisir un bon, puis suivre son enseignement, et l’imiter. Car ces artistes ont l’obligation de se conformer au style de leur époque et de leur pays. Pas d’initiative. On respecte la tradition.

Enlumineur ou miniaturiste ?

bibliothèque municipale de Verdun

À la fin du XIVe siècle, l’enlumineur, chargé de décorer l’ouvrage, ornemente les lettres et les marges de pages. Il se distingue du miniaturiste, responsable de l’illustration proprement dite, qui, lui, peint des petites scènes qui racontent une histoire (scènes historiées) (2)

Un troisième homme peut intervenir : le rubricateur qui écrit les titres en couleur.

Des images dans les manuscrits, mais…

 Tout comme la société, l’art évolue, surtout au cours du bas Moyen Âge (XIIIe-XVe) : c’est l’époque des influences de culture… Ainsi, du style linéaire et des formes aux teintes monotones du XIIIe, on passe aux scènes très colorées du XVe, avec perspectives, volumes, mouvements et actions. `

Marco Polo, Livre des Merveilles
Crédit : BNF

… sous la contrainte de l’ancêtre du maquettiste

Mare historiarum
Crédit : BNF

Le peintre n’a le droit à aucune fantaisie. Le copiste, sur les indications du libraire, du commanditaire ou du clerc qui a conçu le programme iconographique, impose à l’enlumineur des emplacements plus ou moins importants, dans un manuscrit à deux ou trois colonnes. L’artiste doit donc composer dans ces espaces laissés libres.

Mais les contraintes ne s’arrêtent pas à la mise en page.

Un artiste à la créativité bridée

Il ne peut ni donner libre cours à son imagination ni choisir les scènes à représenter, ni même parfois les couleurs. En effet, il doit se contenter d’exécuter les directives rédigées à la mine de plomb ou à l’encre, par le libraire ou toute autre personne déléguée à cette tâche. En principe, ces marques sont grattées, avant la remise de l’ouvrage à son destinataire.

Dans le cas d’images véhiculant un message complexe, l’auteur lui-même fournit des instructions très précises à l’enlumineur. (3)

Crédit : bibliothèque municipale de Verdun

L’enlumineur, n’a-t-il aucune liberté ?

Livre de la chasse de Gaston Phébus
Crédit : BNF

Dans une copie du livre de chasse, de Gaston Phébus (4), les peintres utilisent des motifs abstraits dans le fond, pour ne pas représenter l’espace ou le ciel.

Mais c’est surtout dans les marges des livres d’heures du XVe que l’artiste va s’exprimer. Il les peuple d’animaux, met en scène un « monde à l’envers » où des lapins poursuivent des chiens, des caricatures ou des satires des humains : singe-évêque, lapin-cavalier, des combats…

Comme seuls, les nobles, les évêques, ou les bourgeois aisés commandent ces ouvrages onéreux, on peut penser que ces hommes apprécient l’humour.

Crédit : bibliothèque municipale de Verdun

Crédit : bibliothèque municipale de Verdun

Avec l’imprimerie, l’animal disparaîtra des marges du livre.

À quoi sert une enluminure ?

Mare historiarum
Crédit : BNF

« À instruire, à évoquer et à émouvoir, » dit Thomas d’Aquin.

Elle crée un autre discours : elle synthétise, commente, enrichit, complète le sens du texte, mais permet aussi de s’évader dans l’imaginaire.

Par contre, au XXIe, ces images doivent nous être déchiffrées, car d’une part, l’imaginaire médiéval nous est étranger, et d’autre part, elles s’expriment à travers un langage symbolique qui peut nous échapper. Par exemple, certains historiens pensent que les animaux à fourrure comme le lapin (connil en ancien français) dans son terrier représentent les organes sexuels féminins.

Les « animaux enluminés »

Crédit : British Library

Ils sont omniprésents dans l’imagerie de la Bible et des saints, les représentations de la vie à la campagne qui abondent dans les livres d’heures, les traités de chasse ou d’élevage. Également dans les bestiaires, les isopets (recueils de fables), le roman de Renart, etc. Mais aussi dans les lettrines, et les marges des manuscrits.

À partir du XIIIe, l’illustration animale tend à être plus réaliste, mais conserve sa charge symbolique.

Une lettrine ornée`

Dans l’emplacement réservé par le copiste, l’enlumineur suit les directives de son maître d’atelier ou du commanditaire de l’ouvrage. Il commence par tracer à la mine de plomb, l’esquisse de son dessin, dont il précise les contours à la plume. Puis il amorce son image par les couleurs de fond.

Il ajoutera ou non des feuilles d’or, en les fixant à l’aide de colle de blanc d’œuf ou d’un mélange de terre et de colle de poisson, qui donne un bel effet bombé… Puis, pour faire adhérer l’or, il presse avec une agate ou un autre outil lisse. Une patte de lièvre ou un pinceau éliminera les débris qui dépassent.

Crédit : BNF

NOTES

(1) Toutefois, jusqu’au XIIe, quelques rares copistes ont été également peintres, comme Liuthard, chef d’atelier, responsable de l’ensemble du psautier de Charles le chauve (IXe siècle).

(2) Enluminure : du latin, Illuminare, rendre lumineux, éclairé. Décor, peint ou dessiné, ornant un texte manuscrit sur parchemin. En Occident, les styles sont caractérisés selon les périodes.

Miniature : terme, plus tardif, qui renvoie à la couleur rouge (de minium, pigment rouge,). Une image de scènes d’action, de personnages en mouvement…, image carrée ou rectangulaire dans une colonne, au sein du texte, ou en pleine page.

Crédit : Bodleian Library

(3) On peut lire la longue description de ce que doit faire l’enlumineur, en tête du bréviaire de Belleville (vers 1320).

(4) Ce livre très illustré, dicté à un copiste, entre 1387 et 1389, par Gaston Phébus, comte de Foix, a été jusqu’à la fin du XVIe, le bréviaire de tous les adeptes de l’art de la chasse. Succès amplifié par les débuts de l’imprimerie et au XVIIIe, le naturaliste Buffon l’utilisait encore.

(5) Vers le VIe siècle, la lettre ornée, très modeste, sert de repère et met en valeur les chapitres, paragraphes ou autres sections de l’ouvrage. Puis elle va évoluer en une image historiée ou en motifs purement décoratifs. Et, à partir de la seconde moitié du XIIIe, elle se dote de prolongements marginaux qui donnent naissance aux bordures et aux encadrements végétaux et floraux, caractéristiques des manuscrits français de la fin du Moyen Âge.

La manipulation des feuilles d’or est délicate : elle s’envole et s’effrite au moindre souffle à cause de son extrême finesse.

POUR ALLER PLUS LOIN

Recette d’encre métallo-gallique décrite dans un manuscrit du XIIIe :

« Saisis un pot de terre, avec huit livres d’eau ; ensuite, une livre et demie de noix de Galle et écrase bien ; ensuite, fais bouillir jusqu’à ce que ce soit réduit de moitié ; puis, prends trois onces de gomme arabique et écrase bien ; que la gomme soit versée, puis que cela bouille jusqu’à réduction de moitié. Ensuite, retire du feu, et puis prends quatre onces de vitriol et une livre de vin un peu chaud, et tu dois mélanger le vin et le vitriol dans un autre vase puis l’ajouter peu à peu à l’encre. »

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2 commentaires

  1. Plein de questions dont nous n’avons pas forcément les réponses. En particulier celle de la liberté de l’artiste. On l’a vu plus tard à la Renaissance avec les ateliers de peintres. Les plus grand ont émergé parmi des cohortes d’exécutants restés anonymes. On peut regretter le « sacrifice » de générations d’artistes dont nous n’avons pas pu bénéficier des qualités de certains. Mais peut-être que cela a permis à certains génies de se dépasser. Avec la rencontre d’une maîtrise exceptionnelle et d’un talent rare. Rien dont nous soyons sûrs bien sûr. Cela ressort de la balance des inconvénients et des bénéfices. Merci en tous cas pour ce regard érudit.

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