Les teinturiers, les querelleurs du Moyen Âge

Les conflits, les procès sont légion, le métier est déconseillé aux honnêtes gens. Ces artisans trichent et peuvent transgresser la loi… Mais rien n’est simple pour eux, ils n’ont même pas le droit de mélanger des couleurs…

Des procéduriers

Comme en Occident médiéval, l’industrie textile domine, de nombreux teinturiers affluent et s’installent dans les villes drapières. Mais les conflits arrivent et les procès suivent.

Les actes judiciaires révèlent ces fréquentes batailles. Avec leur clientèle, les marchands drapiers qui les méprisent, les tisserands qui teignent illégalement, les tanneurs qui leur souillent les cours d’eau, les citadins qui se plaignent de leurs teintureries sales et nauséabondes. Mais aussi entre eux, car ils n’ont pas tous les mêmes droits.

La rivière et les bagarres

La Thève
La Thève

Les tanneurs, comme les teinturiers, ont besoin des eaux propres de rivière. Mais le tanneur ne peut pas tremper ses peaux dans un courant rouge ou bleu, et le teinturier ne plongera pas son étoffe dans des ondes salies par le tannage. Et les pêcheurs aussi entrent dans le conflit…

Sans oublier que les teinturiers de bleu se querellent avec ceux du rouge : chacun tente d’immerger son drap en premier ? Car dans cette profession chaque artisan est spécialisé dans un groupe de couleurs.
À la Renaissance, Rouen établira un horaire de passage pour chacun d’eux

Métier très compartimenté

À partir du XIIIe, dans les villes drapières françaises, un artisan ne peut teindre qu’une matière textile (laine ou lin ou soie…), et que dans un seul groupe de couleurs (bleu ou rouge).

Les teinturiers de bleu peuvent teindre en vert et en noir, tandis que ceux de rouge ont le droit au jaune et à l’orangé… Mais ils trichent comme en témoignent les procès.

La spécialisation s’affine encore plus en Allemagne : chaque teinturier doit toujours utiliser le même colorant et uniquement celui-ci. Selon son origine et son mordant (fixateur), la couleur donnera une nuance plus ou moins dense et brillante.

Profession suspecte

Les autorités, comme la population, trouvent suspectes, les manipulations des teinturiers… En effet, pour un médiéval, toute personne capable de transformer une matière en autre chose communique forcément avec le diable (1). À cela se rajoutent la saleté et l’odeur… N’oublions pas que l’urine humaine représente un de leurs mordants bon marché. Même si le plus recherché, mais le plus cher reste l’alun.

La loi et le teinturier

En théorie, ils ont le monopole de la teinture, mais les tisserands obtiennent le privilège de colorer les draps de laine dans une teinte nouvellement mise à la mode, comme le bleu au XIIIe, en utilisant la guède… Ce détournement des statuts provoque la colère des teinturiers.

Alors, le règlement va se durcir. Il précise désormais l’organisation, la spécialisation, la localisation, les droits et obligations, ainsi que la liste des produits licites et illicites.(3)

Il défend toujours les mélanges de couleurs, opération jugée suspecte à cette époque, car elle enfreint l’ordre des choses voulu par le créateur (2)

Et les clercs n’ont pas le droit d’exercer ce mystérieux métier.

La mode commence par le rouge…

Les très riches heures de Metz
Livre d’heures de Marguerite d’Orléans

Le rouge existe depuis l’Antiquité et supplante la pourpre au Moyen Âge. Selon sa provenance, il donnera une nuance plus ou moins brillante et dense. Le moins cher et le plus utilisé en France est extrait des racines de la garance. Mais l’aristocratie du haut Moyen Âge préfère un rouge importé, celui issu d’un insecte parasite du chêne kermès.
Les rouges de qualité, souvent d’origine lointaine, distinguent les teinturiers de luxe, des courants.

Vers 1370 apparaissent l’orangé, puis le rose que le duc de Berry adore. (2)

… et passe au bleu

Au XIIIe, semble-t-il, quand le bleu devient à la mode, des conflits éclatent entre les marchands de guède et ceux de garance. Et pour discréditer les teinturiers de bleu, ceux de rouge demandent aux peintres de vitraux de représenter l’enfer en bleu…

De la guède française, on tire le pastel. Puis l’indigo importé, offrant un ton plus dense, la concurrencera et l’aristocratie le préférera.

Quel problème, le vert !

Seuls, les teinturiers de bleu ont l’autorisation de teindre en vert. Mais n’ont ni le droit de mélanger, dans un même bain, deux couleurs ni celui de posséder des cuves de jaune.

Alors, ils utilisent le pigment extrait des fougères, du plantain, de certaines feuilles ou écorces… Mais n’obtiennent qu’un pauvre vert instable, peu résistant à la lumière et aux lessives.

Ce triste vert sert à teinter les vêtements de travail et devient le symbole de ce qui ne dure pas…

Et les autres couleurs ?

C’est une autre histoire… Prochainement

 

NOTES

(1) voir l’article sur le forgeron
(2) Michel pastoureau, livres et conférences

(3)la garance ou rubia tinctorum (rouge), la guède  ou isatis tinctoria (bleu),  et la gaude ou reseda luteola (jaune), représentent les trois grandes plantes tinctoriales en France, au Moyen Âge.

Isatis tinctoria - Rubia tinctorum
isatis tinctoria -Amédée Masclef — Atlas des plantes de France. 1891 / Rubia_tinctorum_-_Köhler–s_Medizinal-Pflanzen-123
reseda luteola, réséda jaunâtre

REMARQUES

Cet article a puisé dans les différents travaux, livres et conférences de Michel Pastoureau

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5 commentaires

  1. Merci Sylvie de nous rappeler l’histoire des couleurs qui accompagnent nos «  humeurs » de chaque jour. Nous attendons la suite … en attendant nous allons relire avec plaisir Michel Pastoureau.

  2. Merci beaucoup Sylvie pour ton magnifique reportage sur les couleurs à l’époque médiévale avec ces superbes illustrations , c’est un vrai plaisir ! merci pour tous tes très beaux textes qui font rêver et nous sortent de la grisaille ambiante !

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